Je poursuis mes réflexions malséantes sur Stendhal, commencées le 26 février. Le prétexte était le 230ème anniversaire de la naissance de l’écrivain. J’avais commencé d’expliquer mon attrait métapolitique pour l’auteur du Rouge et le noir. Je poursuis.
En maints passages de La Chartreuse de Parme, est le plus politique des trois grands romans de Stendhal, l’histoire aventureuse ne dissimule qu’à grand peine le brûlot révolutionnaire. Mais le lecteur d’aujourd’hui n’y prête plus attention, puisque l’ancien contenu a perdu son pouvoir subversif. Dès les premières lignes, le ton est pourtant donné. Elles décrivent sans précaution et avec un enthousiasme batailleur l’entrée des troupes de Bonaparte à Milan, le 15 mai 1796. L’imaginaire duché de Parme, qui sert de cadre au roman, est un condensé de corruption et de bigoterie, dans lequel un lecteur français averti d’aujourd’hui peut reconnaître l’anticipation de ce qu’il a sous les yeux.
Publié en 1839, alors que le courant bonapartiste et libéral avait conquis droit de cité, ce roman passa inaperçu. Quelques années plus tôt, Stendhal s’était inquiété des risques éventuels. Ainsi, avait-il jugé prudent de différer la publication de Lucien Leuwen, roman resté inachevé, dont le héros, un jeune officier bonapartiste, ressemble comme un frère à un jeune spectateur idéaliste du film Der Untergang (La Chute, 2004). Sous-lieutenant de lanciers, réduit à ne sabrer que des bouteilles dans une petite ville de province mal pavée, Lucien Leuwen crie son amertume : « Quelle gloire! Mon âme sera bien attrapée lorsque je serai présenté à Napoléon dans l’autre monde. Sans doute me dira-t-il, vous mouriez de faim pour faire ce métier-là? – Non, général, je croyais vous imiter« …
Même tonalité dans Le Rouge et le Noir publié en 1830. Né dans un milieu pauvre, engagé vers 1820 comme précepteur des enfants du riche et peu sympathique M. de Rênal, Julien Sorel est contraint de dissimuler son admiration pour l’Empereur déchu s’il veut conserver sa place. Venu trop tard pour « être tué ou général à trente ans« , ne pouvant construire son existence par le rouge de la gloire militaire, il ne lui reste d’autre voie que le noir de la carrière ecclésiastique; la prudence cauteleuse au lieu de la fougue guerrière. A l’horizon, une mitre d’évêque s’il a su plaire et se courber, ou la morne perspective d’une cure de campagne… Stendhal a résumé le sentiment de cette déchéance dans sa correspondance privée : « Comment voulez-vous que deux cent mille Julien Sorel qui peuplent la France et qui ont l’exemple de l’avancement du tambour duc de Bellune, du sous-officier Augereau, de tous les clercs de procureur devenus sénateurs et comtes de l’Empire », ne nourrissent pas des rêves de révolte?
La nostalgie de l’épopée est soulignée par la présence de quelques demi-solde qui entrent en scène à l’occasion d’affaires d’honneur, par exemple comme témoins dans les duels. De même, l’avocat de Julien Sorel est-il un ancien capitaine de l’armée d’Italie.
Dans le frémissement des romans de Stendhal, le lecteur attentif découvre sans peine la philosophie morale de l’écrivain sous l’enveloppe de ses héros. Primitivement, chacun d’eux recherche l’aventure, le succès, la gloire et un amour romanesque, mais certainement pas le bonheur. Au final, il choisissent le parti de la hauteur quel que soit le prix. Pendant un temps, ils se laissent convaincre de pactiser avec l’époque par d’habiles mentors, cyniques et parfois même sympathiques (M. de La Mole, le comte Mosca, la Sanseverina, le banquier Leuwen), qui s’efforcent de leur apprendre les règles du jeu social. « Crois ou ne crois pas ce qu’on t’enseignera, explique à Fabrice la Sanseverina, qui s’est mise en tête d’en faire un évêque, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu’on t’enseigne les règles du jeu du whist; est-ce que tu ferais des objections aux règles du jeu du whist ? » Que leur demande-t-on? Seulement d’oublier de penser afin de respecter les tabous de l’époque. La réussite, la fortune, les honneurs sont à ce prix. Ils semblent s’y résoudre. Puis vient un sursaut inattendu de fierté, manifestation de leur goût du geste inutile et de la position sacrifiée. Stendhal fait dire à la jeune et amoureuse Mathilde de La Mole, modèle de dignité et d’énergie : « Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme. C’est la seule chose qui ne s’achète pas ». Dans le défi, le héros stendhalien retrouve sa véritable nature.
A l’issue d’un procès où ses éclats l’ont voué à l’échafaud, Julien Sorel refuse de faire appel de sa condamnation. Mieux vaut mourir que déchoir. De façon imprévisible, Lucien Leuwen assume la faillite de son père et vend tous ses biens pour rembourser les créanciers de sa famille. Fabrice, lui, choisit de revenir volontairement en prison. Chacun à sa façon refuse de transiger alors que tous les autres le font autour d’eux. Ce sont des purs dans une époque de canailles.
Dominique Venner