À l’approche du deux centième anniversaire de l’événement immense que fut la campagne de Russie de 1812-1813, Dominique Venner propose une réflexion en s’appuyant sur les travaux historiques les plus récents.
Voici presque deux siècles, le mardi 24 juin 1812 en fin de journée, Napoléon parcourut à cheval les rives du Niémen. Deux heures plus tard, des bateaux de voltigeurs traversèrent silencieusement le fleuve à la rame, pour établir une première tête de pont sur la rive russe. La nuit qui commençait était splendide. Vers une heure du matin, les pontonniers d’Éblé ayant achevé la construction de plusieurs ponts, l’ordre fut donné aux fantassins de franchir le fleuve. Durant quatre nuits et quatre jours, plus de 100 000 hommes, 100 000 chevaux et 20 000 chariots traversèrent le Niémen aux abords de Kaunas. Dès que la tête de pont fut assurée, les cuivres, tambours et fanfares retentirent pour affirmer la puissance de la Grande Armée.
Ainsi commença l’une des plus grandes aventures militaires de tous les temps, et bientôt l’effroyable tragédie admirablement décrite par Marie-Pierre Rey, historienne déjà imposée par sa monumentale biographie d’Alexandre Ier (Flammarion, 2009). En pleine possession de son sujet, Mme Rey a travaillé notamment sur les archives russes grâce à sa maîtrise de la langue. Elle décrit en préambule la dégradation des relations entre Napoléon et Alexandre depuis l’entrevue de Tilsit en 1807. Les oppositions d’intérêts entre les deux puissances eurent bientôt raison de la séduction initiale et des tentatives ultérieures de conciliation. Depuis 1810, on se dirigeait vers la guerre. L’économie russe était étranglée par le blocus continental, quant à la création du grand-duché de Varsovie c’en était trop pour Alexandre. En face, Napoléon ne cachait pas son intention de créer un empire unifié incluant sans doute la Russie : « Ma destinée n’est pas accomplie, écrivait-il à Fouché, duc d’Otrante ; je veux achever ce qui n’est qu’ébauché. Il nous faut un code européen, une cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois ; il faut que je fasse de tous les peuples d’Europe le même peuple et de Paris la capitale du monde… »
L’Empereur avait concentré une immense armée d’invasion de 650 000 hommes, dont une moitié d’étrangers. Après avoir franchi le Niémen, Napoléon s’enfonça vers l’Est, recherchant une bataille décisive. En face, le général Barclay de Tolly, dont Mme Rey réhabilite le rôle, refusa le combat, faisant le vide. Après l’effroyable incendie de Smolensk (17 août), les Russes, une fois de plus s’esquivèrent. Napoléon obtint cependant, sur Koutouzov, l’inutile victoire de la Moscowa (Borodino). Les vaincus parvinrent à se retirer en bon ordre. Napoléon crut pouvoir entrer en vainqueur dans Moscou le 14 septembre. Succès illusoire. Dès le surlendemain, un incendie effroyable, favorisé par le gouverneur comte Rostopchine, détruisit la ville, contraignant les envahisseurs à l’évacuer en pleine panique au milieu de brasiers terrifiants, dans une atmosphère d’apocalypse remarquablement suggérée par Mme Rey.
Persuadé à tort qu’Alexandre allait demander la paix après la perte de sa capitale, Napoléon perdit des semaines avant d’ordonner enfin la retraite, le 19 octobre. C’était beaucoup trop tard. Avec le général Hiver, la Grande Armée allait rencontrer un ennemi autrement redoutable que l’armée russe qui, cependant, ne lui laissa aucun répit. Avec des précisions hallucinantes, Mme Rey décrit ce que fut cette retraite dans la neige qui ne cessait de tomber, par un froid meurtrier, tandis que la faim provoquait des actes de cannibalisme. « On trouva dans les villages brûlés de malheureux blessés que la chair de leurs camarades avait nourris depuis notre passage », rapporte Alexandre de Chéron. Et ce n’est qu’un témoignage parmi tous ceux que cite Mme Rey.
Averti par un courrier de la conspiration du général Malet (2) et jugeant sa présence indispensable à Paris, Napoléon rentra en France à marches forcées, laissant l’armée à Murat puis à Eugène de Beauharnais qui en ramena les débris au-delà du Niémen. Napoléon avait perdu près de 300 000 hommes et les Russes sans doute autant. Le fait plus étonnant, bien souligné par Mme Rey, fut que l’élite russe ne tint pas rigueur à la France pour cette campagne effroyable. L’aristocratie de Saint-Pétersbourg persévéra dans sa francophilie après 1815 jusqu’en 1917.
Dominique Venner
Notes
- Marie-Pierre Rey, L’effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie, Flammarion, 384 p., cahier illustré, 24 €.
- Simultanément paraît en librairie une étude très complète de Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, La Conspiration du général Malet. 23 octobre 1812. Premier ébranlement du trône de Napoléon, Perrin, 340 p., 23 €.