Dossier de la Nouvelle Revue d’Histoire n°45- novembre-décembre 2009
En 1755, dans son Siècle de Louis XIV, Voltaire, rappelait que les élites européennes de son temps étaient pénétrées d’une forte conscience européenne. La conscience d’appartenir à une famille humaine spécifique, détentrice d’une civilisation unique. Elle resta vivante au siècle suivant, comme l’ont prouvé Victor Hugo ou Nietzsche. Mais les embrasements nationalistes de 1914 firent disparaître tout sentiment d’européanité pour trois grosses décennies. En France, cependant, par réaction contre l’épouvantable tuerie fratricide de 14-18, plusieurs écrivains manifestèrent l’espoir d’une réconciliation.
Ils appartenaient à tout l’éventail politique : la gauche avec Jules Romains, le centre avec Paul Valéry, la droite maurrassienne avec Thierry Maulnier et la fraction fascisante avec Pierre Drieu la Rochelle. L’un des plus précoces avait été Romain Rolland. Durant le conflit de 1914, ce futur compagnon de route du parti communiste s’indignait dans son Journal que la France et l’Angleterre eussent engagé des troupes africaines ou asiatiques contre d’autres nations européennes.
Lors du conflit suivant, à partir de l’entrée en guerre du Reich contre l’URSS, le 22 juin 1941, une certaine conscience européenne s’éveilla paradoxalement dans plusieurs pays soumis à l’occupation allemande. À compter de cet événement, le conflit, en effet, changea de sens. En France et ailleurs, chez ceux qui voyaient dans le communisme la menace d’une nouvelle barbarie, la tentation fut grande de se laisser prendre au sortilège de la « croisade » contre le bolchevisme (1).
La propagande du Reich s’efforça bien entendu de transfigurer les soldats allemands en preux et en croisés. Après le désastre de Stalingrad, leur stature ne fit que grandir en proportion des défaites et des combats hallucinants livrés dans l’hiver russe à un contre dix. L’admiration éprouvée par certains Français pour le courage désespéré des combattants allemands se mua parfois en une germanophilie sentimentale qui n’impliquait aucune sympathie pour la politique ou l’idéologie du Reich. De ce sentiment, on trouve la trace jusque dans l’ultime discours prononcé par le président François Mitterrand pour le cinquantième anniversaire de la capitulation allemande du 8 mai 1945 : « Je ne suis pas venu célébrer la victoire dont je me suis réjoui pour mon pays en 1945, déclara-t-il. Je ne suis pas venu souligner la défaite parce que je sais ce qu’il y avait de fort dans le peuple allemand, sa vertu, son courage… Et peu m’importe l’uniforme et même l’idée qui habitait ces soldats. Ils étaient courageux. Ils acceptaient de perdre leur vie. Pour une cause mauvaise, mais ils aimaient leur patrie… »
Ce qu’avait dit le président de la République, beaucoup d’anciens soldats français des deux guerres auraient pu le dire aussi. Malgré toutes les horreurs et les équivoques du moment, l’idée d’une réconciliation européenne acquit alors une force qu’elle n’avait jamais eue dans le passé. On vit des nationalistes français élevés dans la haine du « Boche », oublier leur chauvinisme et se prendre d’amitié pour le peuple allemand. Malgré Hitler, enfermé dans son pangermanisme et sa violence, on vit naître aussi la réciproque chez des Allemands qui n’étaient pas tous Ernst Jünger.
On sait que le général De Gaulle lui-même, par la suite, fit son choix. « L’essentiel, confiera-t-il à Alain Peyrefitte le 27 juin 1962 en parlant des Français et des Allemands, c’est que les deux peuples, dans leurs profondeurs, exorcisent les démons du passé ; qu’ils comprennent maintenant qu’ils doivent s’unir pour toujours… Les Français et les Allemands doivent devenir frères… »
Nous avions cette pensée à l’esprit en préparant notre dossier, alors qu’approchait le vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Sujet traité par Stéphane Courtois (p. 34) qu’interroge Pauline Lecomte. Dans cet entretien, l’historien du communisme montre que cet événement capital pour l’Allemagne et l’Europe entière fut la conséquence, et non l’origine, de l’effondrement du système soviétique, dont il décrit en détail la genèse, comme personne ne l’a fait.
Ce que fut l’histoire allemande durant un millénaire, du Saint Empire médiéval à la réunification, c’est ce que décrit avec précision Philippe Conrad (p. 39) dans une chronologie à lire et à relire, complétée par une bibliographie (p. 48).
Grand spécialiste de l’histoire allemande, François-Georges Dreyfus (p. 46) révèle tout un pan peu connu de cette histoire : le rôle joué par les huguenots français dans l’affirmation et la modernisation de la Prusse (donc de l’Allemagne), dès la fin du XVIIe siècle.
Dans la symbolique allemande et prussienne, la décoration de la Croix de fer occupe une place toute particulière. Eric Mouson-Lestang (p. 49) en conte l’histoire insolite.
Cette histoire, comme celle de toute une Allemagne aujourd’hui disparue, trouve son terme tragique lors de l’agonie du IIIe Reich. Sujet qu’avait développé pour nous Philippe Masson (p. 52), grand historien de la guerre et de la marine. Nous avons illustré cette étude par le portrait que Guy Chambarlac (p. 54) fait de quelques-uns des plus grands généraux allemands de la Seconde Guerre mondiale.
Ce que fut pendant presque cinquante ans, de 1945 à 1990, le sort des deux Allemagnes séparées par le glaive des vainqueurs de 1945, c’est ce que révèle en conclusion le germaniste Thierry Buron (p. 57). Une nouvelle page était tournée d’une grande histoire. Et nul doute que ce ne sera pas la dernière.
Ajoutons que, dans ce n° 45 de la NRH, le grand entretien est consacré à l’historien Max Gallo, dont les propos surprendront certainement plus d’un (p. 10). On trouvera également p. 6 un article assez mordant qui épingle les adversaires du médiéviste Sylvain Gouguenheim, auteur désormais célèbre du livre Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne (Le Seuil, 2009). On découvrira aussi un dossier complémentaire, consacré à la Finlande et au maréchal Mannerheim, pour l’anniversaire de la Guerre d’Hiver (1939-1940) au cours de la quelle la petite Finlande résista héroïquement à l’agression d’une Armée rouge dix fois supérieure en nombre, mais pas en qualité.
La Nouvelle Revue d’Histoire
Notes
- Dominique Venner, Histoire et dictionnaires de la Collaboration, Pygmalion, Paris 2002.