Il n’y a pas d’histoire plus connue, il n’y en a pas de plus mystérieuse et de plus admirable. La trajectoire météorique de Jeanne d’Arc n’a duré que deux ans. Elle arrive à Chinon en mars 1429. Elle est brûlée à Rouen le 30 mai 1431. Entre-temps, elle s’est faite accepter par le méfiant Charles VII et ses rudes capitaines, elle a libéré Orléans qu’encerclaient les Anglais (8 mai 1429), puis elle a fait couronner Charles VII à Reims (17 juillet 1429). Contre la volonté du roi, qui cherche après Reims une conciliation avec le duc de Bourgogne, elle a continué de batailler. Dès lors, la Providence semble l’abandonner. Jeanne est capturée par les Bourguignons devant Compiègne le 23 mai 1430. Faute d’être secourue par son roi qui refuse de payer la rançon exigée par ses ravisseurs, elle est livrée aux Anglais. Eux ont payé. Ils la feront condamner pour sorcellerie par un tribunal ecclésiastique français présidé par l’évêque de Beauvais, Pierre Cauchon. Grâce aux minutes du procès, sous les apparences de la douceur, Jeanne (19 ans) révèle un incroyable aplomb, un tempérament pugnace, mystique et insolent.
On peut rappeler quelques-uns des échanges au cours du duel oral qui opposa Jeanne à un bataillon de juges savants, retors et hostiles :
Cauchon : « Quelle langue parlaient vos voix ? »
Jeanne : « Meilleure que la vôtre ! »
Cauchon : « En quelle figure était saint Michel quand il vous apparut ? Était-il nu ? »
Jeanne : « Pensez-vous que Dieu n’ait de quoi le vêtir ? »
Cauchon : « Quel signe avez-vous donné à votre roi pour lui montrer que vous veniez de Dieu ? »
Jeanne : « Allez lui demander ! »
Frère La Fontaine : « Dieu hait-il les Anglais ? »
Jeanne : « De l’amour ou de la haine que Dieu a pour les Anglais, je ne sais rien. Mais je sais qu’ils seront boutés hors de France, excepté ceux qui y mourront. »
Pour le 600ème anniversaire de la naissance de l’héroïne (1412), la collection Bouquins publie un ouvrage de poids. Dirigé par le grand médiéviste Philippe Contamine, assisté de deux bons connaisseurs de la période, ce volume comporte une ample relation historique, puis un riche dictionnaire critique. On y apprend ainsi que, pour l’Église actuelle, la sainte (tardivement canonisée en 1920 pour des raisons politiques) est passée de mode. On lui préfère les profils plus neutres du curé d’Ars ou de Thérèse de Lisieux (p. 476).
On sait que l’épopée de Jeanne d’Arc se place à la fin de l’interminable guerre de Cent Ans. Le conflit avait débuté le 26 août 1346 à Crécy, bataille désastreuse pour les Français. En ce temps-là, le roi d’Angleterre Edouard III, petit-fils de Philippe le Bel par sa mère (Sophie Marceau dans Braveheart), revendiquait le trône de France. Les trois fils de Philippe le Bel étant morts sans descendance mâle, les barons français désignèrent en 1328 un simple neveu de Philippe le Bel, le futur Philippe VI de Valois. S’ils avaient préféré celui-ci à Edouard III (dont les droits dynastiques étaient plus assurés), c’est qu’il était un prince français, alors que le second était un prince anglais parlant anglais.
Comme Edouard III ne voulait pas renoncer à ses « droits », ce fut la guerre. Après Crécy, le conflit connut des rebondissements coupés de trêves. Il reprit au début du XVe siècle quand le roi d’Angleterre Henri V Lancastre revendiqua les droits de ses prédécesseurs sur la couronne de France. Ce prince audacieux débarqua en Normandie avant d’écraser l’armée de Charles VI (sacré en 1380) dans la clairière d’Azincourt le 25 octobre 1415.
Le désastre d’Azincourt réveilla des conflits internes provoqués par la folie de Charles VI. Deux partis s’étaient formés, les « Bourguignons », partisans du duc de Bourgogne, et les « Armagnacs », partisans du dauphin Charles (futur Charles VII). Les « Bourguignons » contrôlaient Paris et une partie du nord du royaume. Les « Armagnacs » contrôlaient une partie du sud et quelques places fortes au nord.
A la suite de sanglantes péripéties, Philippe de Bourgogne décida de faire alliance avec Henri V Lancastre. Alliance qui aboutit en 1420 au traité de Troyes. Charles VI accordait en mariage sa fille Catherine de Valois à Henri V d’Angleterre, dont il faisait son héritier. A son décès, les deux royaumes devaient être réunis sous une seule couronne. Par ce même traité, Charles VI déshéritait son propre fils, le dauphin Charles (futur Charles VII). La mère de ce malheureux, Isabeau de Bavière, certifia qu’il était le fruit d’un adultère, ce qui l’écartait de la succession.
Le dauphin refusa de reconnaître le traité de Troyes qu’avaient validé le parlement et l’université de Paris. À la mort de son père en 1422, soutenu par les Armagnacs, il ralluma la guerre contre les Anglais et les Bourguignons depuis le sud de la Loire. Néanmoins, le « petit roi » sans couronne était rongé par le doute né du désaveu de sa mère. Son principal atout était une femme exceptionnelle trop oubliée par les historiens, Yolande d’Aragon, duchesse d’Anjou, comtesse de Provence, reine de Sicile, héritière pour son fils René des duchés de Bar et de Lorraine. Neuf ans plus tôt, en 1413, elle avait obtenu de fiancer sa fille, Marie d’Anjou, au dauphin (âgé de dix ans). Elle emmena l’enfant royal dans ses châteaux angevins et l’éleva comme une mère, loin des menaces sur sa vie. Elle fut pour lui une éducatrice aimante qui lui apprit son métier de roi. En faveur de ce gendre, Yolande tissa patiemment un vaste réseau d’intelligences incluant une petite enclave lorraine où se trouvait le village de Donremy ainsi que la place de Vaucouleurs commandée par Robert de Baudricourt. Donremy en tenait pour Charles VII, alors que le village voisin de Maxey était acquis aux Bourguignons. Les enfants des deux villages épousaient ces querelles et se livraient à une guerre d’enfant acharnée. La petite Jeanne grandit dans ce climat belliqueux et passionné, tout bruissant du merveilleux médiéval pour qui les interventions du Ciel étaient monnaie courante.
Ayant ouï parler d’une certaine pucelle lorraine qui, après avoir entendu des « voix » sous l’arbre aux fées de son village, se disait mandatée par Dieu pour sauver le royaume de France, Yolande d’Aragon s’informa. Vivement intéressée, elle soutint ensuite de tout son pouvoir l’aventure naissance de l’exceptionnelle Jeanne d’Arc, tant que l’action de celle-ci coïncida avec ses propres desseins, c’est-à-dire jusqu’à Reims. Livrée par la suite à la solitude et à ses ennemis, Jeanne allait pouvoir révéler son héroïque grandeur.
Dominique Venner
Sources :
Philippe Contamine, Olivier Bouzy, Xavier Hélary. Jeanne d’Arc. Histoire et dictionnaire. Robert Laffont Bouquins, 2012. 1214 p. index.
Gérard de Senneville, Yolande d’Aragon. La reine qui a gagné la guerre de Cent Ans. Perrin, 2008. 384 p., index.
Georges Minois, Charles VII, un roi shakespearien. Perrin, 2005. 850 p., index.
Illustration tirée du film de JL Besson