Le plus bel instant de ma vie, disait Otto de Habsbourg, « ce fut ce jour de 1944 où, retournant en Europe, j’ai revu une ville dont le centre était une cathédrale et non une grande banque ou un silo administratif » (1). Il venait de passer toute la guerre aux Etats-Unis. Ce contraste éloquent entre les villes d’ici et de là-bas ne venait pas d’une aversion pour l’Amérique dont le soutien lui avait été souvent acquis. C’était une simple mais forte constatation de fait, celle d’une opposition de civilisation.
Né sur le territoire de l’Autriche-Hongrie le 1er avril 1922, petit-neveu de l’empereur François-Joseph, l’archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine s’est éteint en Bavière le 4 juillet 2011 à l’âge de 98 ans. Il était le fils aîné du dernier empereur d’Autriche-Hongrie, Charles 1er (1887-1922) et de l’impératrice Zita (1892-1989), née princesse de Bourbon-Parme. À la mort de son père, il devint prétendant au trône des Habsbourg, dont sa famille avait été évincée par les révolutions de 1918 et la vindicte des vainqueurs. Afin de revenir dans son pays d’origine, il dut ultérieurement renoncer à ses prétentions au trône d’Autriche en 1961. Cette renonciation ne concernait pas la Hongrie. Il y conserva son statut de prétendant jusqu’à sa renonciation en janvier 2007 au profit de son fils, l’archiduc Karl von Habsburg-Lothringen, né en 1961.
Tous les biens des Habsbourg ayant été saisis en 1919, la famille avait été contrainte à l’exil dans des conditions extrêmement précaires, à Madère d’abord (où mourut de maladie le jeune empereur Charles), puis en Espagne, en Belgique (où Otto poursuivit ses études à l’université de Louvain)… Le jeune archiduc avait pu rentrer en Autriche peu avant l’Anschluss (rattachement au Reich allemand en mars 1938). Mais cet événement et l’hostilité personnelle d’Hitler l’avaient contraint à un nouvel exil.
Réfugié aux Etats-Unis pendant la guerre, nous l’avons dit, il put nouer des relations suivies avec le président F.D. Roosevelt. Il plaida si bien auprès de ce dernier la cause de l’Autriche, que celle-ci fut considérée en 1945 par les puissances victorieuses comme une victime d’Hitler et du IIIe Reich, ce qui lui valut d’échapper au sort de l’Allemagne.
Tout en s’inclinant à regret devant les ukases de la République autrichienne, Otto de Habsbourg n’a pas cessé d’exercer d’importantes fonctions politiques. Avec sérieux et habileté, il s’est affirmé durant sa longue vie comme l’héritier moral d’une dynastie intimement associée à l’histoire européenne depuis huit siècles (2). Le plus bel exploit des Habsbourg avait été, en dépit de toutes les embuches, de faire vivre ensemble, en vue d’un bien commun, des peuples que souvent tout opposait. Il faut se souvenir que, jusqu’aux derniers instants de 1918, les armées multinationales de la Double Monarchie ont servi fidèlement la cause commune de leur Empire.
Européen de sang, de cœur et d’esprit, Otto de Habsbourg n’a pas cessé de plaider en faveur d’une union de l’Europe dans un esprit fédératif. On peut naturellement ne pas partager certaines de ses vues politiques, sa turcophilie ou sa russophobie par exemple, ou encore son aversion pour la Prusse, mais on ne peut lui contester la force des convictions, la dignité du comportement, le sens politique et la constance des desseins. Membre de l’Institut de France, de l’Union pan-européenne, député au parlement européen de 1979 à 1999 (élu CDU de la Bavière), parlant couramment cinq langues européennes, il organisa durant l’été 1989, près de Sopron, la vaste manifestation champêtre qui força le rideau de fer en faveur de plusieurs centaines d’Allemands de l’Est fuyant la RDA. Cette initiative audacieuse préludait en quelque sorte à la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Au Parlement européen, il prit entre autres l’initiative de faire adopter le français comme langue officielle à l’encontre de l’anglais. S’il fut un partisan de l’Union européenne, ce fut toujours de façon critique, en conservant une grande liberté de ton à l’égard du « politiquement correct ». Mais il estimait ne pas pouvoir s’abstenir devant les réalités de son temps, appliquant sa devise personnelle, une devise de chasseur : « Ne pas tirer [se tenir en dehors] c’est aussi manquer la cible »…
Le 16 juillet, l’archiduc Otto de Habsbourg a été inhumé à Vienne dans la chapelle de la Hofburg, la crypte des Capucins, où reposent de nombreux membres de sa famille. La mémoire séculaire de cette famille, rassemblée dans les écrits d’Otto de Habsbourg, offre un capital de réflexions sans équivalent pour l’avenir de l’Europe. Nul ne pourra penser un projet politique européen sans s’y référer.
Dominique Venner dirige La Nouvelle Revue d’Histoire.
Notes
- Otto de Habsbourg, Mémoires d’Europe. Entretiens avec Jean-Paul Picaper, Paris, Editions Critérion, 1994, p. 6.
- Jean des Cars, La Saga des Habsbourg, Paris, Perrin, 2010.