Edito de la Nouvelle Revue d’Histoire n°51, novembre-décembre 2010
Les comparaisons historiques sont toujours stimulantes. Celles que propose notre dossier sur les années 30 montrent à quel point nous sommes entrés dans une autre histoire et une tout autre époque.
L’histoire n’évolue pas comme le cours d’un fleuve, mais comme le mouvement invisible d’une marée scandée de ressacs. Nous voyons les ressacs, pas la marée. Ainsi en est-il du moment historique actuel que vivent les Européens et les Français. Les ressacs contradictoires de l’actualité leur masquent la marée inexorable d’un choc des civilisations sur leur propre sol.
Avec une prescience assez remarquable, dès 1993, Samuel Huntington avait discerné l’une des grandes nouveautés de l’époque qui a suivi la fin de la guerre froide. Sa thèse du « choc des civilisations » suscita des réactions indignées et des critiques parfois justifiées (1). Pourtant, ce qu’elle annonçait s’est peu à peu inscrit dans la réalité. En substance, Huntington avait prévu que, dans le monde nouveau d’après la guerre froide, les distinctions, les conflits ou les solidarités entre les puissances ne seraient plus idéologiques, politiques ou nationales, mais surtout civilisationnelles.
Le « choc des civilisations » est-il vraiment un phénomène neuf ? On répondra qu’il y a toujours eu des conflits de civilisations dans le passé, guerres médiques, passage de la romanité au christianisme, conquêtes musulmanes, invasions mongoles, expansion européenne à partir du XVIe siècle, etc.
La nouveauté de notre époque, d’ailleurs mal discernée par Huntington, tient à la combinaison de trois phénomènes historiques simultanés : l’effondrement de l’ancienne suprématie européenne après les deux guerres mondiales, la décolonisation et la renaissance démographique, politique et économique d’anciennes civilisations que l’on aurait pu croire disparues. C’est ainsi que les pays musulmans, la Chine, l’Inde, l’Afrique ou l’Amérique du Sud dressent, face à la puissance américaine assimilée à l’Occident, le défi de leurs civilisations renaissantes et parfois agressives.
L’autre nouveauté de l’époque, une nouveauté absolue, conséquence des mêmes retournements historiques, est l’immigration de peuplement d’origine africaine, orientale et musulmane qui frappe toute l’Europe occidentale. Partout, ses effets deviennent écrasants, en dépit des efforts de dissimulation des oligarchies politiques et religieuses, objectivement complices.
Au-delà des questions de « sécurité », agitées dans des intentions électorales, tout montre que s’exacerbe en réalité un véritable choc des civilisations sur le sol européen et au sein des sociétés européennes. Rien ne le prouve mieux que l’antagonisme absolu entre Musulmans et Européens sur la question du sexe et de la féminité. Question que l’on pourrait qualifier d’éternelle, tant elle est déjà discernable dans l’Antiquité entre l’Orient et l’Occident, puis tout au long du Moyen Age et des époques modernes (2). Le corps de la femme, la présence sociale de la femme, le respect pour la féminité sont des révélateurs éloquents d’identités en conflit, de façons d’être et de vivre irréductibles qui traversent le temps. On pourrait ajouter quantité d’autres oppositions de mœurs et de comportement, touchant au savoir-vivre, à l’éducation, à la nourriture, au respect de la nature et du monde animal.
Par contre coup, cette altérité fondamentale fait découvrir aux Européens leur appartenance à une identité commune. Celle-ci surclasse les anciens antagonismes nationaux, politiques ou religieux. Français, Allemands, Espagnols ou Italiens découvrent peu à peu qu’ils sont embarqués dans un même bateau menacé, confrontés au même défi vital devant lequel les partis restent muets, aveugles ou désemparés.
Face à ce conflit de civilisation, les réponses politiques d’autrefois apparaissent soudain dérisoires et périmées. Ce qui est en cause n’est pas une question de régime ou de société, de droite ou de gauche, mais une question vitale : être ou disparaître. Mais avant de trouver l’énergie de décider ce qui doit être fait pour sauver notre identité, encore faudrait-il avoir de celle-ci une conscience forte (3). Faute d’une religion identitaire, cette conscience a toujours manqué aux Européens. L’immense épreuve qu’ils traversent se chargera de l’éveiller.
Notes
1. Voir la NRH n° 7, p. 27 et p. 57.
2. Denis Bachelot, L’Islam, le sexe et nous (Buchet-Chastel, 2009). Voir aussi l’article de cet auteur dans la NRH n° 43, p. 60-62.
3. Sur cette question de l’identité, je renvoie à mon essai Histoire et tradition des Européens (Le Rocher, nouvelle édition 2004).