Edito du Hors-série n°1 , automne 2010 – L’Afrique – Des colonies à l’indépendance
Avec ce Hors Série consacré à l’Afrique, de la colonisation aux indépendances, La Nouvelle Revue d’Histoire inaugure une nouvelle formule. Deux fois dans l’année, notre intention est de publier ainsi des dossiers hors série qui s’ajouteront à nos six numéros habituels.
Si nous avons choisi ce sujet « colonial », c’est qu’il coïncide avec la commémoration des cinquante années écoulées depuis l’indépendance accordée en 1960 par la France à ses anciennes possessions africaines.
Ce sera l’occasion pour nous d’un vaste bilan, mais aussi d’une réflexion sur le passé. Je vais l’inaugurer par un souvenir personnel, celui de l’écolier que j’étais à une époque où l’on célébrait sans complexe l’Empire colonial français. C’est un atout pour l’historien d’avoir connu l’avant et l’après.
Donc, vers l’âge de dix ans, mon livre de lectures scolaires me faisait découvrir ce que la République considérait alors comme son œuvre la plus glorieuse et la plus estimable.
Je me souviens très bien d’une histoire qui m’avait frappé, une histoire de garçon. Il s’agissait du récit d’un combat du colonel Archinard contre Samory, seigneur noir de cette immensité qu’on appelait jadis le Soudan. Quel combat exactement ? Je l’ai oublié. Ce dont je me souviens fort bien, en revanche, c’est de l’illustration du livre et de mes sentiments.
Deux troupes se font face. Au premier plan, de dos, les Français, si l’on peut dire. Quelques marsouins et beaucoup de tirailleurs sénégalais autour d’un drapeau, d’un canon et d’un officier. Ils s’apprêtent à tirer sur la troupe beaucoup moins disciplinée que l’on distingue au loin. Une troupe de cavaliers sauvages, à n’en pas douter, qui brandissent des fusils et des lances, les « sofas » de Samory.
Sous la gravure, une légende explique que les soldats français apportent aux Africains la civilisation, c’est-à-dire des écoles, des médecins, des percepteurs et des lois. Dans l’instant suivant, ces soldats civilisés vont écrabouiller les guerriers moyenâgeux de Samory, des pillards et des esclavagistes, visibles là-bas sur leurs étriers.
Tout, dans le récit et l’image, était fait pour entraîner la sympathie de lecteurs acquis d’avance. Comment ne pas être du côté des soldats de la civilisation, qui plus est « nos » soldats ?
Et pourtant, le petit garçon que j’étais se sentait partagé. Certes, j’aimais nos soldats et c’était une belle aventure que celle de cette poignée de Français et de tirailleurs partis à la conquête d’une Afrique immense et dangereuse. J’aimais moins que ce fût pour y ouvrir des écoles, sans parler du reste. Dans mon âme simple, je me disais que chez Samory, les gamins de mon âge avaient beaucoup de chance d’échapper à l’école où l’on apprenait des choses bien moins passionnantes que monter à cheval et jouer à la petite guerre avec de vrais fusils. Confusément, j’éprouvais aussi de la pitié pour les farouches cavaliers noirs qui allaient perdre pour toujours la vie libre, insouciante et aventureuse qui avait été la leur depuis des temps immémoriaux.
Ces rebelles au progrès éveillaient ma sympathie. J’étais spontanément pour le loup maigre de La Fontaine contre le chien gras qui en vient à aimer son collier et sa chaîne.
Puisque je parle de collier et de chaîne, mon livre rappelait que Samory se livrait à l’esclavage, industrie coupable interrompue par nos soldats. Mais le sort des guerriers m’importait plus que celui des esclaves. Je ne connaissais pas à l’époque l’histoire de Samory. Je ne savais donc pas qu’avant de devenir un grand conquérant, il avait été lui-même capturé à 18 ans par un roitelet local. Après sept années de servitude, il avait gagné sa liberté par les armes, se taillant même un empire grand comme la France. Pendant les vingt années suivantes ou presque, il tint nos colonnes en échec. L’issue, je la connaissais. Je savais qu’il avait fini par être capturé par le capitaine Gouraud et qu’il était mort en détention après avoir tenté de se suicider.
La fin d’un monde qui avait sa grandeur est toujours poignante, comme l’est celle d’un véritable homme libre. Tous les officiers qui ont approché Samory ou l’ont combattu, d’Archinard à Gallieni, ont dit leur estime pour cet adversaire-là. Grâce leur en soit rendue. Ce fut leur grandeur.
Et je songe que les réticences de mon enfance anticipaient sur l’ambivalence de la colonisation. Irrépressible manifestation de l’énergie dont l’Europe, en ce temps, était prodigue, l’aventure coloniale portait en germe des effets dramatiques pour les colonisateurs autant que pour les colonisés. Et à cela, personne ne pouvait rien.
Dominique Venner