Entretien avec Dominique Venner
Propos recueillis par Laure Destrée…
Question : Dominique Venner, vous êtes écrivain et historien, auteur de nombreux livres (1). Vous êtes le fondateur de La Nouvelle Revue d’Histoire, dont le premier numéro a été publié en juillet 2002. Elle en est déjà à son 50ème numéro. C’est l’occasion de revenir sur l’aventure intellectuelle de cette revue différente, attrayante et esthétique. Une première question : À quel groupe de presse appartient la NRH ?
Dominique Venner : À aucun groupe. La NRH n’appartient qu’à ses lecteurs. J’avais déjà l’expérience intéressante mais contraignante d’une autre revue, Enquête sur l’histoire, réalisée de 1990 à 1999. Je disposais d’une entière liberté intellectuelle, mais j’étais dépendant d’un éditeur extérieur qui a cessé soudain son activité. J’ai souhaité poursuivre l’ancienne expérience, en mieux, et surtout en créant les conditions d’une totale indépendance financière. Avec le soutien de fidèles lecteurs et de plusieurs amis historiens (2), nous y sommes parvenus.
NRH : Quelles étaient vos intentions en créant cette revue différente ?
DV : Notre ambition était grande. Il ne dépendait pas de nous de changer le monde. En revanche, il dépendait de nous d’exprimer une autre vision du monde et de l’histoire, un idéal de beauté porteur de sens. Telle était l’intension fondatrice. Pour dire les choses autrement, nous voulions fonder une revue qui en finisse avec les interprétations partiales et partielles de l’histoire, qui dessine une autre vision du passé et de l’avenir. Une revue qui aspire à une renaissance européenne. Nous la voulions moderne et belle. Notre charte implicite impliquait le respect de la diversité philosophique des collaborateurs, mais un même attachement à l’honnêteté historique sans préjugés, un souci enfin de nous exprimer de façon vivante, élégante et claire à destination d’un public non spécialisé.
NRH : Vous avez parlé d’une autre vision de l’histoire et de l’avenir. Qu’est-ce que cela signifie ?
DV : La tendance lourde de l’interprétation historique actuelle est moralisatrice et manichéenne. Nous devons ce travers à l’influence biblique américaine. L’histoire et le monde sont divisés entre “Bons” et “Méchants”. C’est infantile. Cela rend idiot et interdit d’examiner la réalité historique qui est complexe, ambiguë, changeante, passionnante…
NRH : Pouvez-vous donner des exemples d’une autre façon d’aborder l’histoire ?
DV : Un seul exemple, celui de l’interprétation du XXe siècle. Elle se résume aujourd’hui à une sorte de combat cosmique entre la démocratie et le totalitarisme, les “Bons” et les “Méchants”. C’est la vision américaine des choses. Une vision idéologique et simplificatrice, qui s’est imposée après la Seconde Guerre mondiale et plus encore après la disparition du deuxième vainqueur de la guerre, l’URSS. Il faut rappeler qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, face à l’Allemagne, le principal allié des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne était la Russie stalinienne. L’URSS de Staline était-elle une démocratie ? Ce n’est pas l’opinion des Européens de l’Est et des Baltes, soumis à sa sanglante tyrannie jusqu’à la chute du Mur de Berlin en 1989. Les causes de la Seconde Guerre mondiale, comme celles de la Première, tenaient à des conflits de puissances et d’intérêts qui avaient bien d’autres enjeux que la démocratie. La NRH en a fait plusieurs fois l’historique, notamment dans le dossier du n° 42 intitulé « 1919-1939. De l’espoir au désastre ». Pour en rester à l’interprétation démocratie/totalitarisme, en quoi cette opposition binaire permet-elle de comprendre la décolonisation ou la renaissance des grandes civilisations d’Orient et d’Asie ?
NRH : Si l’on consulte la collection des cinquante numéros de la Revue, on remarque une grande attention pour l’histoire des autres nations et des autres civilisations. Est-ce délibéré ?
DV : C’est intentionnel. Sans négliger l’histoire française, il nous semblait nécessaire et stimulant de sortir d’une histoire franco-centrée. Notre intention était de favoriser la connaissance des autres peuples européens et des autres civilisations, Chine, Japon, Turquie, Amérique, Islam… Notre intention était aussi de favoriser une histoire comparée. Cela ouvre les méninges. Un bon exemple de comparatisme est celui de la révolution anglaise de 1688 et de la révolution française de 1789. La première fut de type aristocratique et restauratrice, alors que la seconde fut égalitariste, pratiquant une table rase destructrice. Cela introduit à la question du « pourquoi » ? Nous ne négligeons pas pour autant l’histoire des rois, des reines et des grands personnages de la vie politique artistique ou scientifique. L’histoire est aussi celle de ses acteurs et de leurs passions.
NRH : Votre revue est différente des autres grandes publications historiques. Différence de ton, de contenu et de forme. Comment concevez-vous ces différences ?
DV : Notre but est de divertir et d’informer. Mais au-delà, nous souhaitons offrir des réponses aux questions que pose le présent. Seule l’histoire permet de comprendre sa complexité et ses causes. Aux questions actuelles, nos dossiers répondent par la profondeur de l’histoire, qu’il s’agisse de la guerre en Afghanistan, de l’éventuel déclin des Etats-Unis, du réveil de la Russie, des tourments de l’Allemagne, de l’Espagne ou de l’Afrique, de l’islamisme, du choc des civilisations, des rapports entre religion et politique, de ceux des femmes et du pouvoir, ou encore de la guerre d’Algérie, des grands conflits ou des grands personnages. Mais nous abordons chaque question sous un angle original. Ainsi, 200 ans après l’apogée de Napoléon en 1810, nous avons consacré en 2010 un dossier à son Empire, mais vu par les autres pays d’Europe, et non par la France, ce que tout le monde fait.
NRH : Quel lien établissez-vous entre l’histoire et la mémoire.
DV : Certains font un usage abusif du mot mémoire. Ce n’est pas une raison pour l’évacuer. L’histoire est la connaissance de passé, mais elle fonde aussi la mémoire des peuples. Elle est la source de leur identité. Elle est créatrice de sens. De ce point de vue, les Européens souffrent d’un terrible déficit. On leur répète qu’ils n’ont pas de racines, pas de substance propre. On les persuade qu’ils ne sont rien. Ils sont pourtant les héritiers d’une très ancienne civilisation dont la première expression admirable est contenue dans les poèmes homériques. Une part importante de nos efforts est de répondre à ce déficit européen de sens. J’y vois en effet la cause principale des autres maux plus visibles dont nous souffrons.
NRH : L’un des attraits de La Nouvelle Revue d’histoire, depuis son premier numéro, ce sont de grands entretiens avec des historiens de haut niveau. Quels sont vos critères de choix ?
DV. Tout d’abord, notre intention était de faire découvrir la personnalité, l’itinéraire et la pensée de grands historiens. Suivant notre formule, nous en attendons des réponses pour le présent. Nous avons voulu offrir aussi à nos lecteurs les portraits d’historiens très célèbres, tels Jacqueline de Romilly, Jean Favier, Alain Decaux, René Rémond, Hélène Carrère d’Encausse, Mona Ozouf, Max Gallo… Mais nous avons fait de même avec de grands savants qui sont parfois moins connus du grand public, alors que l’apport de leurs travaux est essentiel. Je pense à Venceslas Kruta, Pierre Hadot, François Chamoux, Christian Goudineau, Philippe Contamine, Jacques Heers, Lucien Jerphagnon, Yves-Marie Bercé, Yann Le Bohec, Jean-Louis Brunaux, Philippe Walter, Julien Hervier et beaucoup d’autres.
NRH : Qu’est-ce que l’histoire apporte à la formation de l’esprit ?
DV : Notre époque est submergée de gloses contradictoires issues des sciences humaines, philosophie, psychologie, sociologie… Leurs concepts prétendent contenir le réel. Ce ne sont pourtant que des abstractions qui en effacent la complexité. Seule la connaissance historique sans préjugés peut la rétablir. Ainsi en est-il pour les idées, dont l’influence est parfois grande dans l’histoire. Mais les idées ont elles-mêmes une histoire. Elles ne s’expliquent même que par leur histoire. Pas plus que les Idées de Platon, les Lumières ne sont issues du néant, d’un maléfice ou d’un miracle. Avant d’être des causes, Montesquieu, Voltaire ou Condorcet sont les effets d’une évolution intellectuelle, scientifique et historique qui les a précédés et les expliquent. Les idées n’ont pas d’existence autonome. Elles ont une origine, une évolution et souvent un trépas. Et si l’on ne veut pas être dupe, mieux vaut le savoir.
NRH : Question plus personnelle : On vous a fait une réputation d’optimisme. Qu’en pensez-vous ?
DV : Je pense d’abord que l’espoir mène plus loin que les idées noires. Mais je sais surtout que rien n’est écrit, que rien n’est inéluctable. Il s’est écoulé huit siècles entre le début de la conquête arabe de l’Espagne et la fin de la Reconquista. L’histoire est toujours le lieu de l’inattendu. En 1910, personne n’aurait imaginé l’explosion de 1914 et ses incroyables conséquences sur la longue durée. Il n’y a que deux véritables constantes dans l’histoire : la géographie et ce que Braudel appelait les civilisations, c’est-à-dire une permanence ethnique et spirituelle qui survit aux accidents historiques et donne un sens à la vie de chacun. Les hommes n’existent que par ce qui les distingue, clans, peuples, nations, cultures, civilisations, et non par leur animalité qui est universelle. C’est pourquoi l’un des enjeux de l’histoire sera toujours l’âme des peuples.
Notes
- Parmi les ouvrages de Dominique Venner, on peut citer Le Cœur rebelle (Belles lettres, 1994), Histoire critique de la Résistance (Pygmalion, 1995/2002), Histoire d’un fascisme allemand 1918-1934 (Pygmalion, 1996/2002), Les Blancs et les Rouges. Histoire de la guerre civile russe (1997, réédition Le Rocher, 2007), Dictionnaire amoureux de la chasse (Plon, 2000), Histoire et Dictionnaires de la Collaboration (Pygmalion, 2000/2002), Histoire et tradition des Européens (Le Rocher, 2002/2004), De Gaulle, la grandeur et le néant (Le Rocher, 2004), Le Siècle de 1914 (Pygmalion, 2006), Ernst Jünger. Un autre destin européen (Le Rocher, 2009). Il prépare actuellement un essai sur l’âme et le destin de la civilisation européenne, un approfondissement de Histoire et tradition des Européens.
- L’appel initial pour la fondation d’une nouvelle revue d’histoire (qui ne portait pas encore ce nom) fut lancé à Paris le 9 décembre 1999 par Philippe Conrad, François-Georges Dreyfus, Bernard Lugan, Philippe Masson et Dominique Venner.