Il a demandé que ses cendres soient dispersées sur Dien Bien Phu où tant de ses camarades sont morts dans les combats désespérés de 1954. Ce geste le décrit dans ce qu’il avait de plus noble. Avant de devenir une sorte d’ultime monument national, le général Marcel Bigeard (1916-2010), fut le plus illustre des « colonels » de la guerre d’Algérie. Avec espoir ou angoisse, on imaginait alors que ces fameux colonels allaient engendrer on ne sait quelle révolution bottée. Lui-même se prêtait au jeu sans dépasser les limites dangereuses. Cela faisait partie du personnage, avec sa gouaille vengeresse, ses coups de gueule et sa belle gueule.
Je n’ai pas eu l’honneur de servir sous ses ordres, mais nous nous connaissions et nous avions un ami commun en la personne de Marc Flament, son génial photographe. Ils publièrent ensemble deux albums d’une poésie guerrière à couper le souffle, Piste sans fin (1957) et Aucune bête au monde (1959), édités par Jacques Grancher (La Pensée moderne). Pour la petite histoire, cet éditeur fut également le mien. Il publia la série de mes livres illustrés sur les armes, dont Marc Flament réalisait les maquettes. Je conserve de lui une photo dédicacée, époque guerre d’Algérie. On voit en gros plan une Mat 49 et une bouteille de bière Mützig. Marc n’avait pas résisté au calembour : « La Mützig adoucit les mœurs ». Fin de la parenthèse.
La carrière peu commune de Bigeard est bien connue, depuis son appel sous les drapeaux en 1936. Combats des corps-francs en 1940, capture, évasion, armée d’Afrique, parachutage dans un maquis en 1944. Viendra ensuite l’Indochine, trois séjours de 1945 jusqu’à Dien Bien Phu. Lors de la reddition, Bigeard refusera de lever les bras. Après sa libération des camps viets, ce sera la guerre d’Algérie où sa légende s’imposera. Il n’était jamais passé par les écoles militaires, mais quelle fabuleuse bête de guerre !
En octobre 1955, il prend la tête du 3ème Régiment de paras coloniaux, transformant une troupe médiocre en unité d’élite. Au petit matin du 8 mars 1956, alerte générale. Une compagnie de tirailleurs algériens en poste près de Guelma a déserté après avoir massacré ses cadres européens. Bigeard reçoit mission de les retrouver. Tout en obtenant des hélicos pour transporter ses compagnies (une nouveauté), il étudie la carte. A ce jeu, il est imbattable. Sous ses yeux, une carte se transforme en terrain vivant, pitons, thalwegs, itinéraires de fuite, heures de marche… A midi, les hélicos déposent déjà ses hommes sur une série d’objectifs. A 14 heures, premier accrochage. A 17 heures, tout est bouclé : 126 déserteurs tués, 15 autres capturés. Chez les paras, un seul mort ! Commentaire de Bigeard : « Tomber pile sur la bande, une heure et demie après le début de l’opération, il fallait le faire ! » En effet ! La presse consacre à l’exploit ses gros titres. La photo de Bigeard est à la une. Les paras vont devenir un mythe sur lequel Jean Lartéguy brodera la saga des Centurions… Entre-temps est intervenue la bataille d’Alger (1957). Avec les autres régiments de la 10ème DP, Bigeard casse les réseaux terroristes du FLN. Commence alors la campagne sur « la torture ». À la différence de Massu, Bigeard justifiera les « interrogatoires musclés », sobrement qualifiés de « mal nécessaire ». Les accusation lancées contre lui (Louisette Ighilariz) s’effondreront pourtant dans le ridicule : à l’époque des faits reprochés, il n’était plus à Alger !
Parmi toutes ses qualités, Bigeard avait un sens inné de l’allure. À la façon d’un grand couturier, il fit retailler les pantalons camouflés de son régiment, adoptant une ligne « près du corps » imitée ultérieurement par toute l’armée. Il imposa surtout un entrainement sportif intense. À son image, la vieille armée « cul de plomb » se modernisa et, en dépit de tout ce qui allait la frapper à la fin de l’Algérie, elle en sortira métamorphosée. C’est à Bigeard que l’on doit cette révolution.
Dominique Venner