Édito de la Nouvelle Revue d’Histoire n°48, mai-juin 2010
Un siècle sépare deux événements d’Afrique australe et leur interprétation. En décembre 1895, le « Raid Jameson » fut le prélude à la guerre des Boers (1899-1902). Une guerre impitoyable, menée par la Grande-Bretagne, la plus grande puissance mondiale de ce temps, contre le petit peuple des Boers. À l’époque, l’ensemble de la presse française s’enflamma en faveur des héroïques Boers du Transvaal. Les journaux illustrés célébrèrent leurs exploits, et s’émurent de compassion quand leur résistance fut brisée par la démocratique Angleterre, peu regardante en matière d’inhumanité.
Un siècle s’écoula et l’on vit, en 1994, les médias français et ceux du monde entier célébrer cette fois Nelson Mendela, infatigable combattant de la cause des Noirs d’Afrique du Sud. Il venait de triompher des descendants des Boers, après un emprisonnement de vingt-sept ans.
Notre dossier examine en toute rigueur l’histoire complexe et imprévisible de ce siècle en Afrique du Sud, mais aussi celle des époques qui l’ont précédé depuis l’arrivée des premiers Européens, en 1652, dans un immense et superbe pays, alors quasiment vide d’habitants.
Ce qui retient ici mon attention, c’est le contraste entre l’image des Boers propagée vers 1895 et celle de leurs descendants, un siècle plus tard. Avant de poursuivre, je tiens à dire que le courage, l’obstination et la dignité de Nelson Mendela, imposent l’admiration. Celle-ci s’impose d’abord à ceux qui respectent l’authenticité des peuples, des cultures et des traditions enracinées, et voient en elle un bien supérieur. Autrement dit, une valeur qui donne un sens à l’existence éphémère des individus en la reliant à une part d’éternité à nulle autre pareille.
Toutefois, n’étant ni un Africain, ni un bipède de nulle part, mais un Européen, je ne peux m’interdire de plaindre le sort malheureux des Blancs d’Afrique du Sud, descendants infortunés des Boers d’autrefois, réduits, par un sort cruel à ne plus être chez eux dans un pays édifié par leurs aïeux. Et comme je suis un historien méditatif, je ne peux m’empêcher non plus de penser aux enchaînements qui ont également conduit l’ensemble des Européens, jadis maîtres du monde, à ne plus être maîtres de rien, et d’abord chez eux.
Parmi les nombreux sujets examinés par la NRH depuis sa fondation, c’est l’un de ceux qui font son originalité. Pourquoi et comment l’Europe en est-elle venue à sa déchéance présente, en dépit de sa richesse économique ? Comment en est-elle venue à l’état de dormition historique et de soumission mentale qui est le sien ? Nous avons répondu en soulignant les effets des catastrophes du Siècle de 1914. Un siècle fatal aux Européens, alors qu’il était celui de la renaissance pour les Asiatiques, les Orientaux ou les Africains, celui aussi de la montée en puissance pour les Américains.
Mais nous savons que l’histoire n’est pas immobile. Si l’on est en bas on ne peut que remonter, alors qu’étant parvenu au sommet on ne peut que redescendre. La puissance, d’ailleurs, n’est pas tout. Elle est nécessaire pour exister dans le monde, être libre de son destin, échapper à la soumission des impérialismes visibles ou masqués. Mais elle n’échappe pas aux maladies de l’âme qui ont le pouvoir de détruire les nations et les empires.
L’histoire de la renaissance des peuples et des civilisations, dont le XXe siècle a offert tant d’exemples, de l’Inde à la Chine, nous enseigne aussi que ces réveils ne sont pas seulement l’effet de causes mécaniques telles que la démographie. Intervient toujours de façon décisive l’effort acharné de quelques « porteurs maudits de forces créatrices », ceux qui voient clair dans l’obscurité, à la façon de la chouette, emblématique symbole d’Athéna.
Dominique Venner